«Apache», la cinquantaine est cadre à la Poste. Il a dirigé plusieurs établissements. Suite aux récents suicides dans l’entreprise, il a choisi de témoigner dans Mediapart sur l’évolution des conditions de travail à la Poste, qui compte 270.000 salariés.
Sans doute tout a commencé vers 1999/2000, lors de la mise en place des trente-cinq heures à la Poste. Privée d’aide de l’Etat, la Poste a alors décidé de remettre toutes les organisations à plat. L’objectif était faire faire à tous les agents en 35 H ce qu'ils faisaient en 39 H.
C'est ainsi, que pour la 1ère fois, les services des facteurs (notamment) ont été réorganisés sur l'autel de la productivité. A cette époque, ce ne fut pas trop douloureux. Mais en douze ans les choses ont bien changé.
Vers 2002, on a vu arriver comme directeurs de groupement et direction opérationnelle territoriale courrier (DOTC) des personnes externes, des contractuels qui ne venaient de la Poste.
Ce choix managérial était clair: pas de sentiments, la Poste doit être rentable en vue d'une privatisation, voire d'un actionnariat. On fonce dans le tas. Objectif: productivité maximum.
Désormais, La Poste ressemble à beaucoup d’entreprises: vue à court terme, recherche des résultats immédiats, avec l’œil rivé sur les objectifs de gains de productivité, le chiffre d’affaires et le bénéfice net de l’année.
Voici comment fonctionnent les objectifs, notamment de productivité, à la Poste.
Tous les ans, à la fin de l’année, le siège donne les objectifs en matière de chiffre d’affaires, de qualité de service et surtout de productivité à ses directions: pour le courrier, la direction opérationnelle territoriale courrier (DOTC), et pour l'enseigne, la direction de l'enseigne la Poste (DELP).
A telle DOTC, qui regroupe de 2 à 5 départements, le siège va par exemple demander de faire 150 de productivité. En clair: supprimer par des réorganisations 150 postes de travail.
Du coup, la DOTC répercute la décision dans ses groupements. A un premier, elle demande 50 de productivité. A un autre, 75. Les groupements déclinent sur leurs centres de distribution de la même manière: les réorganisations dans les établissements sont donc conduites à partir d’un chiffre tombé du siège, sans aucune connaissance de la réalité du terrain.
Ainsi, un établissement courrier, même s’il a déjà connu moult réorganisations, devra par exemple avoir réalisé à une date précise décidée par avance une économie de 6 positions de travail. Coûte que coûte, et même si les organisations sont déjà très tendues.
Pour justifier ces mesures, des éléments sont mis en avant comme la baisse de trafic inéluctable (baisse qui se révèle parfois en réalité bien moins forte que prévue), de nouveaux casiers de tri qui économisent des mouvements et du temps, des plates-formes de préparation qui peuvent trier le courrier dans l’ordre de la tournée du facteur, et j’en passe!
Avant la mise en place des trente cinq heures en 2000, la population des facteurs (environ 100.000 sur 270.000 postiers), n’était que peu touchée par les réorganisations. Le courrier marchait bien, les constructions nouvelles fleurissaient. En revanche, depuis 2005 environ, les réorganisations se succèdent à un rythme effréné, jusqu’à devenir annuelles.
Pour toute cette population, elles se traduisent par une perte permanente de repères. La mise en place de «facteur d’avenir», une nouvelle organisation du travail, a contribué à casser les collectifs et la solidarité, à isoler les facteurs. Chaque jour, le facteur peut être amené à faire un morceau de tournée supplémentaire si un de ses collègues est absent. Les facteurs sont sur du sable mouvant, victimes d’un durcissement hiérarchique qui ne laisse rien passer et sanctionne tout écart.
Mais ces pertes de repères touchent aussi les autres catégories de personnel. Désormais 50% du personnel est contractuel et non fonctionnaire. Le fonctionnaire de la Poste est en voie de disparition, il n’y a plus de concours externe depuis de nombreuses années.
Nombre de Français l’ignorent, mais les postiers ne sont pas payés par nos impôts. Ils sont en fait rétribués sur le budget de la Poste, qui se doit donc de dégager des recettes. Depuis des années, la Poste fait des bénéfices. Pour y parvenir, la variable d’ajustement est essentiellement le personnel qui est considéré comme une charge trop lourde.
Tout est donc fait pour diminuer le nombre d’agents qui baisse d’environ 10.000 chaque année, sans que les Français le sachent.
Ainsi, tous les secteurs de la Poste sont touchés: le courrier, l’enseigne (bureaux de poste), les centres financiers etc..
De l’agent au personnel de maîtrise, des cadres aux cadres supérieurs, il est demandé chaque année de faire plus avec souvent moins.
Pour les bureaux qui accueillent et servent le public, La Poste ne cesse depuis les années 90 de revoir son «maillage» en supprimant des bureaux de «plein exercice» et en les remplaçant par des guichets annexes, des agences postales communales ou des dépôts chez les commerçants, au motif que les bureaux ne sont pas rentables. Ce faisant, elle demande une contribution aux mairies notamment pour assurer ce qui reste de service public.
Depuis peu, la grande nouveauté est la rénovation des plus grands bureaux, avec un service minimum au guichet pour les opérations d’argent, toutes les autres étant traitées par des agents qui, désormais, restent debout toute leur vacation soit plus de six heures par jour. Ces nouveaux bureaux sont remplis d’automates –retrait argent avec carte, photocopieur, pesage et affranchissement de tous les objets etc.
Chaque installation d’un automate a un équivalent agent: par exemple, l’installation d’un appareil automatique pour affranchir le courrier fait «économiser» 0.6 position de travail au bureau de poste, donc autant d’agents en moins.
Une des populations les plus déboussolées est sans aucun doute celle des agents âgés d'une cinquantaine d'année. Embauchés par la Poste sur concours à la fin des années 70 et 80, ces agents ont baigné dans une haute idée du service public, du service au public. Désormais, leur service public est devenu une société anonyme, en 2010. Les usagers sont devenus des clients. Leurs opérations sont chronométrées à la seconde. Au collectif qui aidait a succédé l’isolement et l’individualisme. Les réorganisations successives leur font courber la tête. Les tentatives de rébellion sont désormais «matées» férocement. Les mises à pied se multiplient, quand il ne s’agit pas carrément d’exclusion. Les chiffres servant aux réorganisations sont «bidouillés» pour arriver à l’objectif de productivité. Bref, les repères sont perdus, leur monde postal est pour eux à la dérive et ils en sont tristes, ils en souffrent, ils font des dépressions, des tentatives de suicides ou des suicides.
Le management nouveau est arrivé au début des années 2000, avec des responsables hiérarchiques nommés spécifiquement pour des missions courtes, de deux ou trois ans, et des objectifs précis —avec une belle carotte au bout.
Les cadres et cadres supérieurs qui n’ont pas le doigt sur la couture sont désormais écartés violemment, souvent mis au placard, parfois poussés à la dépression ou plus. Il faut être dans le moule, épouser sans discussion le diktat de ses responsables hiérarchiques qui occupent des postes devenus désormais très politiques.
Il y a encore quelques années, lorsqu’un agent était en difficulté, ses supérieurs regardaient comment ils pouvaient l’aider, de quel soutien il avait besoin.
Mais, aujourd’hui, lorsqu’un agent est en difficulté, la nouvelle politique managériale le pointe du doigt, il a droit à des sanctions, bref, il est souvent enfoncé. Impossible, dans ces conditions, de remonter la pente. On assiste à une multiplication des arrêts maladie, des accidents de travail, des congés longs pour dépressions. Le prix à payer pour une productivité forcée se fait au détriment de l’humain, accompagné d’un management de plus en plus ferme, sec, sans aucun état d’âme pour l’individu, s’attaquant également aux représentants syndicaux.
Les multiples réorganisations, désormais annuelles, sont arrivées à attaquer l’os. Mais il n’y a plus rien à gratter! les agents sont très souvent déjà en souffrance.
L’actualité de ces derniers jours, avec le suicide de deux cadres supérieurs sur leur lieu de travail (donc impossible de les cacher) permet –enfin– une médiatisation du vécu des postiers.
En effet, le plus souvent les postiers se suicident chez eux et l’omerta bien en place, fait taire toute velléité de médiatisation. Il est ainsi très difficile de connaître le nombre de postiers qui se suicident et encore plus ceux qui font des tentatives de suicides.
De plus, le déni est souvent à l’honneur, sur le thème: «un suicide est pluri factoriel, sans doute allait il mal, il devait avoir des problèmes personnels …».
Depuis le début de l’année 2012, 6 suicides de postiers (3 facteurs, 1 agent de bureau et 2 cadres supérieurs) ont été recensés, ainsi que 3 tentatives. Ces chiffres sont des minimas car bien sûr, tout n’est pas révélé.
Comme la Poste est dans le déni, les agents confrontés aux souffrances, aux injustices ou aux sanctions sont condamnés à faire appel aux prud’hommes pour les salariés et au tribunal administratif pour les fonctionnaires. Le délai de traitement est très long (souvent plus de 2 ans pour le tribunal administratif). L’agent doit patienter douloureusement. Pendant ce temps, dans son travail quotidien, rien ne lui est pardonné, ce qui évidemment n’arrange rien.
Aujourd’hui, la plupart des postiers baissent la tête, accusant le coup de chaque réorganisation. Mais la Poste ayant réussi à diviser, le collectif ne se rebelle pas. Chacun prend de plus en plus de travail, de plus en plus de stress, de plus en plus de pressions. Jusqu’où?
Pour mieux diviser et faire des économies conséquentes, la Poste a fait le choix il y a quelques années d’embaucher ses agents en CDI. Ces jeunes gens pensent avoir la chance d’avoir trouvé un emploi. A l’heure du chômage de masse, la plupart se taisent de peur de perdre cet emploi, qu’ils peuvent effectivement perdre rapidement, puisque le droit qui s’applique à leur contrat de travail n’est pas le même que celui des fonctionnaires.
Les établissements voient donc cohabiter deux populations distinctes par leur statut, distinctes aussi par les risques encourus. De plus en plus d’établissements font appel à des intérimaires, qui viennent travailler pour quelques vacations puis repartent, puis reviennent encore. Ceux-là ne peuvent se rebeller.
Les médecins de prévention ne s’y sont pas trompés. En 2010 et 2011, ils ont alerté collectivement le président de la Poste sur les dangers que représentent les nouvelles organisations du travail devenues pathogènes, un management devenu délétère et les pertes de repères, qui déclenchent de plus en plus de pathologies physiques et psychiques. Mais tout a continué : « Le mal être au travail touche tous les niveaux opérationnels d'entreprise, » affirmaient-ils « Les agents et leurs encadrants traversent des réorganisations rapides et successives, sont confrontés à des injonctions contradictoires sans avoir de perspectives d'amélioration. Cette situation est mesurée au quotidien par les médecins de la poste.Les agents de distribution sont confrontés à des situations d'épuisement physique et psychique. Cela est lié aux nouvelles organisations de travail, dont la mise en place est très variable d'un établissement à l’autre.Ainsi, La Poste crée des «inaptes» physiques et psychologiques. »
Dans un article de Challenges du 23/02/2012, le président de la Poste a été élu «celui qui réforme le mieux dans les services publics».
Le mieux pour qui? Les postiers, en tout cas, sont écoeurés.
Source : blogmediapart.fr