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Après dix ans de réformes non stop pour faire face à la concurrence et au déclin du courrier, l'entreprise publique découvre l'étendue des dégâts parmi ses agents. Son patron, Jean-Paul Bailly, a dû accepter un gel provisoire des réorganisations. Et tente de recoller les morceaux.
Une voix douce, une oreille attentive et un talent indéniable pour déminer les situations explosives. Telle est la martingale qui a permis au président de La Poste, Jean-Paul Bailly, de mener, depuis près de dix ans, des réformes structurelles d'envergure sans faire de vagues. Mais il y a quelques semaines, alors qu'il s'apprêtait à ouvrir le capital de l'entreprise aux postiers et à parachever ainsi sa grande oeuvre - la transformation de l'ancienne administration en société anonyme -, il s'est vu opposer une fin de non-recevoir catégorique. Ce symbole d'une privatisation, les agents n'en ont pas voulu. "Il manquait plus que ça ! Vouloir nous faire cautionner la casse sociale en devenant actionnaire", vitupère Jeanne (1), factrice depuis vingt-six ans.
En ce début de printemps, les postiers sont à cran. Et le consensuel Jean-Paul Bailly s'est brusquement retrouvé face à un mur. Celui de la colère, de la peur et, parfois, du désespoir. Car la crise ouverte avec la défenestration, le 29 février, à Rennes, d'un jeune cadre de 28 ans laissant une lettre évoquant son "anxiété professionnelle" et un "contexte opprimant" a mis au jour un malaise latent chez des postiers qui avaient encaissé jusqu'ici les réformes Bailly sans trop broncher. Le 8 mars, avant d'entamer la présentation des résultats financiers du groupe, le PDG le reconnaissait : "Ce drame a bouleversé toute l'entreprise." Quelques jours plus tard, un second suicide survenait, dans la même région. Un autre cadre était retrouvé pendu, chez lui. Alors, depuis, Bailly n'est plus certain de conserver l'image de patron social qu'il avait tissée au fil de sa carrière. Et celui qui a fait changer la loi pour poursuivre son troisième mandat au-delà de ses 65 ans pourrait finir par le regretter.
Pourtant, l'ancien dirigeant de la RATP avait réussi à remettre à niveau La Poste, distancée au début des années 2000 par ses concurrents européens sur les activités les plus rémunératrices, le colis et l'express. Il s'était même attaqué à la branche courrier (50 % du chiffre d'affaires en 2011), revue de fond en comble pour tenter d'alléger les coûts liés à l'omniprésence de l'enseigne dans l'Hexagone, et, ainsi, se préparer au mieux à la libéralisation du marché. Le tout sans provoquer de remous majeurs. A la grande satisfaction des gouvernements.
Sur le pont depuis la mi-mars, le premier postier de France peine, cette fois-ci, à désamorcer l'exaspération qui grandit de jour en jour. Le 19 mars, il a pris la plume pour annoncer aux 267 000 agents quatre décisions, dont le lancement d'un "grand dialogue sur la vie au travail" destiné à retrouver "cohésion" et "bien-être". Des propositions blackboulées par les partenaires sociaux, qui - une fois n'est pas coutume - affichent un front d'opposition parfaitement uni. Craignant l'embrasement, Bailly s'est retrouvé à deux doigts de céder à leur revendication posée comme préalable aux discussions : le gel des réorganisations. Mais le patron de la branche courrier, Nicolas Routier, s'y serait opposé, allant jusqu'à mettre sa démission dans la balance.
Accusé de conflit d'intérêt par les syndicats, pour avoir désigné à la tête de la commission du grand dialogue l'ex-syndicaliste Jean Kaspar, qu'il fréquente au sein de l'association Entreprise & Personnel, Bailly rase les murs et refuse de rencontrer les journalistes. Le syndrome France Télécom hante tous les esprits. Signe de fébrilité, le train de mesures concrètes, qui devait être annoncé à la fin de ce mois, a été révélé dès le 12 avril. En tête de liste, contre toute attente... l'arrêt sine die des réorganisations.
Voilà plusieurs années, en effet, que les postiers vivent à l'heure du changement continu. "Ce qui leur paraît insupportable, c'est l'instabilité permanente de leur situation", estime Martine (1), médecin du travail en zone rurale. Sous la double pression de l'ouverture à la concurrence et de la baisse attendue de l'activité courrier, facteurs, guichetiers, conseillers financiers ou employés du tri ont encaissé trois bouleversements majeurs (voir l'encadré ci-contre). Il y eut d'abord "Cap qualité courrier" : 46 plates-formes automatisées à lecture optique ont remplacé la centaine de centres de tri, obligeant les agents à réapprendre leur métier ou à en changer. Puis "Facteurs d'avenir" et, enfin, "Cap relation client" : cette réforme en cours transforme les guichetiers en vendeurs de Colissimo et autres forfaits téléphoniques.
Objectif : 8 % de rentabilité en 2015
Etalés dans le temps, ces changements se sont brutalement accélérés en 2008 avec l'anticipation d'une baisse plus violente de l'activité courrier face à l'explosion d'Internet. "Depuis 2008, ils suppriment un emploi par heure", dénonce la CGT, syndicat majoritaire. L'an dernier, il est vrai, près de 10 000 postes ont disparu. L'objectif d'atteindre 8 % de rentabilité en 2015 (contre 3,7 % aujourd'hui) fait craindre le pire aux postiers. "Ce n'est pas parce que l'on est une entreprise publique que l'on ne doit pas chercher à gagner de l'argent", justifie Marc-André Feffer, directeur général adjoint du groupe. Le remplacement d'un seul départ en retraite sur trois contraint La Poste à revoir sans cesse son découpage territorial et la composition des équipes.
"J'ai passé dix ans à fusionner et réorganiser des bureaux, raconte un cadre, embauché en 1983. J'ai croisé des gens en dépression qui ne trouvaient pas de boulot, c'était culpabilisant. En 2009, j'ai vécu trois réorganisations dans l'année. Un jour, j'ai appris par la bande que mon poste allait disparaître. On ne m'avait rien dit. Puis, lors d'une visite médicale, j'ai craqué. Depuis, je suis sous antidépresseur et on ne me propose plus que des missions de courte durée. Des postes de mon niveau, il n'en existe pas."
Lors de la première réunion de la commission Kaspar, le 17 avril, Bailly, venu expliquer la mutation du groupe, a reconnu pour la première fois les difficultés liées à l'intensification des transformations. "C'est un premier pas, estime un syndicaliste. Jusqu'ici, il rejetait toujours le problème sur les individus." Dès le mois de mai 2010, pourtant, le PDG avait reçu un virulent courrier de quatre pages, signé du président du syndicat des médecins de La Poste : "Le mal-être au travail touche tous les niveaux opérationnels [...]. Les agents de distribution sont confrontés à des situations d'épuisement physique et psychique." De fait, lors des consultations, les 150 médecins du travail observaient avec impuissance de plus en plus de situations de détresse, de dépression et de burn-out. Une souffrance silencieuse qui s'est traduite par l'augmentation des arrêts maladie et des jours d'absence.
Le déclin du courrier, branche historique de l'entreprise, porte un sérieux coup au moral des postiers. C'est leur coeur de métier qui est touché. L'évolution de la nature même des professions de facteur ou de guichetier est difficile à encaisser. Pour les premiers, en plus de la réforme qui les contraint à accumuler les bouts de tournée des collègues absents, il leur faut désormais accepter d'autres tâches, comme l'installation des raccordements à la TNT. Interdiction, en revanche, de prendre le courrier d'une mamie ou d'apporter des médicaments à un invalide. Pratiquer cette "concurrence déloyale" les expose à des sanctions disciplinaires. Quant à se poser dans la salle à manger pour quelques minutes de conversation, il n'en est plus question. "On n'a plus le temps de rien. Chacune de nos tâches est chronométrée, s'insurge Jeanne. Moi, pour aller plus vite, je suis même obligée de déposer mon courrier dans les boîtes sans sortir de ma camionnette." Au guichet aussi, les changements sont profonds. "On a remplacé la notion de service public par la rentabilité à tout prix. Aujourd'hui, notre métier consiste à vendre des téléphones mobiles et à renvoyer les gens vers des machines automatiques", ironise Isabelle, vingt-trois ans d'ancienneté au sein d'un bureau parisien.
Des managers formés aux risques psychosociaux
Pour tenter d'amortir le choc des réformes, la direction a fini par réagir. Elle a intensifié, l'an dernier, la formation des managers aux risques psychosociaux. 5 000 d'entre eux en ont bénéficié. Elle a aussi créé un observatoire de la santé au travail. "Hélas, nous n'avons pas été invités à y participer", regrette Jean-François Aussel, du syndicat FO. "On ne peut apporter qu'une réponse globale et très lente aux difficultés", reconnaît Marc-André Feffer. Autant dire que le "grand dialogue" engagé depuis peu, et dont les conclusions sont attendues en septembre, pourrait décevoir.
Les postiers, soudainement dressés contre l'emballement de l'Histoire, font-ils de la résistance par rigidité ou bien l'accompagnement des réformes a-t-il été déficient, comme la crise actuelle le laisse supposer ? "Il faut passer beaucoup de temps sur le sens des choses, le pourquoi. Les gens ne sont pas contre le changement, mais ils le sont quand ils ne le comprennent pas et qu'ils ont peur", déclarait, il y a quelques mois, Jean-Paul Bailly. Reste à passer de la parole aux actes. A moins que ce grand serviteur de l'Etat ne se retrouve bientôt, comme d'aucuns lui en prêtent l'intention, à la tête d'un ministère de la Fonction publique.
Révolution en trois temps
2004 Cap qualité courrier : modernisation de l'outil industriel.
2007-2011 Facteurs d'avenir : nouvelle organisation du travail en équipe et répartition des tournées des facteurs absents.
2006-2015 Cap relation client : nouveau concept de bureaux de poste et évolution du métier de guichetier.
Des PTT au groupe La Poste
1990 La réforme des PTT crée deux entreprises publiques, La Poste et France Télécom.
1999 Ouverture à la concurrence pour les lettres de plus de 350 grammes.
2002 Nomination de Jean-Paul Bailly comme président.
2003 Ouverture à la concurrence pour les lettres de plus de 100 grammes.
2005 Loi sur la dérégulation postale, qui acte le principe d'une filiale pour les services financiers.
2006 Création de la Banque postale. Ouverture à la concurrence pour les lettres de plus de 50 grammes.
2010 La Poste devient une société anonyme à capitaux 100 % publics.
2011 Fin du monopole du courrier établi en 1801. L'ensemble du marché est ouvert à la concurrence.
2011 Augmentation de capital et entrée de la Caisse des dépôts. La Poste devient un opérateur virtuel de téléphonie mobile.
source : lexpress.fr du 01/05/2012