Une expertise indépendante, que la direction de La Poste a vainement essayé d’empêcher, pointe, après le suicide d’un salarié, les effets des méthodes managériales en vigueur au sein d’une entreprise où «persiste le déni d’une organisation du travail pathogène et délétère. À quand un grand dialogue?
Au mois de mars 2012, la direction de La Poste annonce, après que deux de ses salariés se sont suicidés, qu’elle va organiser une grande consultation interne où le personnel pourra exprimer ses attentes. L’un de ses objectifs est d’identifier les raisons du mal-être qui subsiste au sein de l’entreprise – et dont témoignent ces deux drames. Dans une lettre de mission datée du 27 mars, le président du groupe demande à un ancien secrétaire général de la CFDT, Jean Kaspar, de prendre la tête d’une «Commission du Grand Dialogue de La Poste», qui devra «procéder à toutes les auditions et visites qu’elle jugera nécessaires» pour «analyser la situation de l’entreprise et de ses salariés en matière de vie au travail». Après quoi, elle remettra, au début du mois de septembre, un rapport exposant les «préconisations et propositions qu’elle jugera utiles».
La commission Kaspar rend son rapport à la date demandée, en septembre 2012. Ses auteurs estiment notamment que La Poste doit réinventer et améliorer son «modèle social», devenu trop rigide, qui «ne répond plus aux exigences» du changement continu (1) et des «réorganisations» incessantes qui sont imposés aux salariés. Pour ce faire, la direction doit rééquilibrer son pilotage de l’entreprise en renforçant par exemple l’attention portée au bien-être et à la santé au travail. Il lui est également recommandé de «desserrer» les contraintes qu’elle fait peser sur son personnel, en procédant aux embauches qui lui permettraient d’assurer à ses employés «une nécessaire respiration pendant la mise au point de nouvelles méthodes de conduite du changement». Car ce n’est que par cette «refondation de la régulation et du dialogue social» que le malaise des postiers sera dissipé, et que de possibles drames pourront être évités. Officiellement: ce «Grand Dialogue» est présenté comme un succès (2).
Sauf que.
Le 31 octobre 2012 – un mois, donc, après que la commission Kaspar a rendu son rapport -, un salarié de La Poste – Francis V., guichetier à La Fère (Oise) – se pend sur son lieu de travail. Il laisse derrière lui ce mail d’adieu qui met très directement en cause sa direction: «J’ai attendu jusqu’au dernier moment un vrai message d’espoir, un qui montrerait enfin un peu, juste un peu, de reconnaissance du travail que j’ai effectué à La Fère. Rien du tout. Au contraire, par de bouée pour celui qui se noie à cause des décisions d’une hiérarchie aveugle, juste quelques coups de bâton pour l’éloigner davantage du bord. (…) Ce n’était pas un rendez-vous avec l’assistante sociale ou le docteur qu’il fallait mettre en place, c’était juste s’intéresser à tout ce que j’avais mis en place (…), et me dire que ce n’était pas de la merde. Mais bon, ça y est, le problème est réglé.»
«Risques graves»
Deux jours plus tard, la direction de La Poste indique aux membres du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’établissement où travaillait Francis V. qu’elle met en place une commission d’enquête indépendante, afin de faire toute la lumière sur ce dramatique événement. Mais ses interlocuteurs jugent la mesure insuffisante, et décident, sur le conseil de l’inspection du travail, de demander au cabinet 3EConseil «de mener une enquête locale sur les circonstances du suicide de Monsieur V. sur son lieu de travail et de poursuivre» cette «expertise sur l’ensemble du territoire régional» pour «établir une situation des risques psychosociaux» auxquels pourraient être exposés les postiers picards, «et de donner des préconisations pour prendre les mesures préventives qui s’imposeront».
Ces représentants du personnel souhaitent en somme s’assurer que d’autres salariés, dans d’autres bureaux de poste, ne sont pas exposés aux mêmes risques qui ont, selon eux, poussé leur collègue de La Fère au suicide - et cela n’est pas du tout du goût de La Poste, qui saisit alors le président du tribunal de grande instance de Beauvais d’un référé lui demandant de «limiter le périmètre de l‘expertise» voulue par le CHSCT, où elle explique qu’il est, de son point de vue, abusif de considérer que les postiers de Picardie pourraient être exposés à des risques graves, car « aucun risque de cette nature » n’a été constaté dans cette région.
Raté: le 31 mai 2013, ce tribunal rend une ordonnance dont les attendus soulignent notamment que «la mise en place du “Grand Dialogue“ (3) en mars 2012 à la suite de deux suicides de postiers» prouve que «La Poste n’ignore pas que la stratégie de transformation qu’elle a adoptée depuis 2002 et surtout depuis après 2010 a eu des conséquences importantes sur les conditions de travail de ses salariés», et que ses nouvelles méthodes de management ont « particulièrement impacté » le métier de guichetier – qui était celui de Francis V. Pour les juges de Beauvais, «des éléments nombreux et convergents permettent d’établir que les difficultés constatées au sein du bureau de La Fère ne sont nullement isolées» - contrairement à ce que soutient la direction de La Poste. Bien au contraire: «Elles existent au niveau régional et révèlent de réelles difficultés dans les conditions de travail des salariés, qui font peser sur ces derniers des risques graves qui justifient le recours à l’expertise sur le périmètre de la région Picardie».
La Poste est donc déboutée de sa demande: les experts de 3EConseil peuvent enfin mener l’«enquête de terrain» (4) pour laquelle le CHSCT les a mandatés. Et leur rapport, remis le 24 janvier 2014, est quelque peu accablant.
Pour ce qu’il révèle, d’abord, de l’attitude de la direction La Poste, qui «a tardé à transmettre les documents sollicités pour la réalisation de l’expertise» - au point qu’«il aura fallu de multiples relances de la part du cabinet d’expertise auprès de la direction pour obtenir certains documents, pourtant nécessaires» à l’«appréhension» et à la «compréhension des situation de travail» étudiées (5). Mais aussi – et surtout – pour ce qu’il dit des effets des nouvelles pratiques entrepreneuriales imposées aux postiers.
«Logique marchande» et «service public»
Selon les auteurs de ce rapport, en effet: les «grandes transformations (juridiques, stratégiques, gestionnaires, commerciales, organisationnelles, managériales et culturelles) qu’a connu La Poste depuis une vingtaine d’années, et plus particulièrement depuis quelques années au niveau de l’Enseigne» (6) ont exacerbé des «écarts, tensions et fortes distorsions entre le travail tel qu’il est prescrit par la Direction de L’Enseigne en Picardie, et tel qu’il est» effectivement «réalisé» par les postiers. Prenant prétexte d’une diminution – réelle – du volume du courrier, la direction du groupe mène une «politique de réduction des effectifs» et de « rationalisation gestionnaire et managériale», dont «la finalité est «d’accroître les performances économiques de l’entreprise». Ainsi: une «logique marchande» est progressivement substituée à une «logique de service public» - qui cependant n’a pas encore complètement disparu -, et cette révolution culturelle, où les missions traditionnelles de La Poste «coexistent» avec les impératifs de rentabilité «dont témoignent les nouvelles formes d’organisation du travail mises en œuvre par le nouveau management» provoquent «nombre de tensions qui émaillent la vie quotidienne des postiers».
Car bien sûr, cette «modernisation», ponctuée d’incessantes «réorganisations» où leurs avis comptent pour peu, modifie «en profondeur» le quotidien des salariés, et «bouscule de façon significative» leurs «identités professionnelles». Concrètement, la baisse constante des effectifs se traduit, pour eux, par un «accroissement des cadences et des rythmes de travail» et une «densification des activités» qui les obligent à «travailler en mode dégradé» - et cette dégradation, encore aggravée par «l’insuffisance manifeste des moyens de remplacement» des employés en congés (ou en repos), «devient progressivement la norme, au sein des bureaux de poste» de Picardie. Résultat: les postiers, «qui vivent désormais dans un environnement incertain et sont confrontés à des changements incessants, fruits de réorganisations régulières dont la philosophie est régulièrement réaffirmée dans une rhétorique managériale revendiquée de “dynamique du changement permanent“», perdent leurs «repères professionnels» - et cela « a des conséquences multiples et délétères», tant sur les «collectifs de travail» que «sur les agents eux-mêmes».
Ainsi, expliquent les experts de 3EConseil, «dans la coulisse des salles ouvertes aux clients» - puisque c’est ainsi que La Poste appelle désormais ses usagers -, «l’ambiance de travail se dégrade fortement, du fait d’une logique insidieuse de mise en concurrence des agents entre eux»: l’imposition de «challenges commerciaux» où chaque salarié est incité à faire la preuve qu’il est un bon vendeur «engendre un risque de stigmatiser» les moins performants, et la crainte des «visiteurs mystères» - des inspecteurs qui se font passer pour des clients pour s’assurer que les guichetiers respectent bien les directives qui leur sont adressées – vient «parachever un processus qui génère des comportements artificiels», car «les agents qui tentent» malgré tout «de conserver des relations authentiques avec les clients» et de sortir éventuellement des clous des «normes» managériales prennent le risque de se voir reprocher «un manque de professionnalisme» pouvant entraîner une «sanction» individuelle et une «pénalisation» de leur équipe.
«Environnement contraint»
Dans ce contexte dégradé, «les postiers tentent de pallier les carences organisationnelles renouvelées de l’entreprise pour assurer une continuité de service, un service de qualité, un travail bien fait» - quand bien même cela les expose «parfois à se mettre en danger». Dans cet «environnement contraint»: le management de proximité «essaie tant bien que mal de soutenir le personnel», malgré la faiblesse de ses propres marges de manœuvre. Mais «une partie» de cet encadrement, contraint de «relayer des objectifs intenables» et de s’accommoder aussi d’«un déficit de moyens techniques, matériels et humains», est «comme au bord de l’implosion». De sorte qu’au total, «l’isolement au travail n’est pas l’apanage d’une catégorie de personnel en particulier. Bien au contraire, il s’observe aux différents échelons hiérarchiques», où «une pression généralisée» met «une majorité du personnel des bureaux de poste sous tension».
Or, écrivent les auteurs du rapport: les solutions proposées par la direction pour résoudre ces problèmes «empruntent fréquemment la voie des recours disciplinaires», qui permettent de tout ramener à des «“cas“ individuels problématiques ou à des conflits entre personnes». La souffrance au travail n’est pas évoquée: elle n’a donc pas à être déniée – et cela tombe bien, car les «difficultés» sont si « nombreuses et manifestes à La Poste », que le déni de cette souffrance n’est tout simplement «plus possible». En revanche: «Persiste le déni d’une organisation du travail pathogène et délétère mise en œuvre et réifiée, à échéances régulières, lors de la mise en place des “projets d’adaptation de l’organisation“ de l’Enseigne en Picardie.»
Pour les experts de 3EConseil, «les effets» de cette organisation «sur la sécurité et la santé physique et psychique du personnel de l’Enseigne en Picardie sont patents, au point de constituer ce qui s’apparenterait à un “risque grave“ généralisé, au-delà du drame de La Fère. (…) Or, la politique» de la direction «en matière de prévention» de ces risques, qui «se résume trop souvent à un traitement curatif de l’urgence», est «déficiente». Son «point aveugle demeure l’identification des causes organisationnelles, managériales, gestionnaires et commerciales» du mal-être dont se plaignent de nombreux postiers. Des agents «manifestent au travers de leurs troubles les limites d’une telle gestion» - mais leur direction régionale, plutôt que d’envisager cette réalité pour ce qu’elle est, les oriente vers «des dispositifs d’écoute auprès du service médico-social départemental», ou vers des formations à la «gestion du stress».
Pour «remédier à une situation alarmante qui tend à se généraliser», il conviendrait de « mettre en œuvre une véritable politique de prévention primaire s’attaquant aux facteurs de risques psychosociaux» - dans une «concertation» à laquelle seraient associés «l’ensemble des acteurs» concernés.
En somme: il faudrait que la direction de La Poste, plutôt que de se murer dans sa défense des méthodes qui président à la «modernisation» du groupe – dont les effets délétères sont régulièrement dits par des experts indépendants -, envisage, deux ans après la remise du rapport Kaspar, d’ouvrir, avec ses salariés, quelque chose comme un grand dialogue…
(1) Mené dans le cadre d’une «modernisation» dont la commission Kaspar ne conteste nullement le principe…
(2) Source: Poste stressante. Une entreprise en souffrance, Seuil, 2013.
(3) Une «vaste opération de communication», selon les juge beauvaisiens.
(4) Elle durera huit mois, de juin 2013 à janvier 2014.
(5) «L’accueil réservé par le management» local et par «l’encadrement de proximité», en revanche, «a été très bon».
(6) L’Enseigne est, au sein du groupe La Poste, le «pôle» qui gère les bureaux de poste – et autres « points de contact».