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La cour d’appel de Paris a autorisé, dans un jugement du 25 novembre dernier, la poursuite d’une expertise que la direction de La Poste avait tenté d’empêcher après le suicide d’une salariée.
Le 15 septembre 2011, une salariée du centre financier de La Poste de Paris, reprend son travail au sein du service «gestion entreprise» (SGE) de cet établissement, après un arrêt maladie. Puis, à onze heures du matin: elle se tue, en se jetant par une fenêtre du quatrième étage.
À la suite de ce suicide, le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) du centre financier demande au cabinet Isast d’enquêter sur les «conditions de travail et de santé des salariés» du SGE. Les conclusions de cette expertise indépendante, réunies dans un rapport daté du 29 février 2012, sont assez accablantes – puisque ses auteurs estiment que les «réorganisations» imposées par la direction auxquelles ils sont soumis, et qui «mettent très fortement à l’épreuve» leurs «manières de travailler», fragilisent ces salariés (1).
«Les agents», exposés à «plusieurs éléments délétères pour la santé dans l’organisation du travail», disent par exemple être «lassés de devoir s’essayer continuellement à de nouvelles procédures». Ils ont l’impression, à chaque fois que de nouvelles méthodes de travail leur sont prescrites, d’être eux-mêmes «testés, et disent se sentir comme des «cobayes» dans un «laboratoire». De plus, ces changements continuels contribuent à tendre leurs relations avec leur hiérarchie, car, lorsqu’ils se «tournent vers leurs cadres professionnels» – qu’ils jugent «aussi démunis qu’eux» - ils se trouvent «face à un vide». Dès lors: chacun «fait comme il peut», au risque «de se planter, de prendre la mauvaise décision» - dans un contexte où, de surcroît, «les discours managériaux autour du “sureffectif“ alimentent la peur de se voir un jour signifié son congé».
Au total, écrivent les enquêteurs d’Isast, les agents du centre financier de Paris jugent que leur travail «est attaqué au quotidien», et se sentent «injustement traités, malmenés» (2).
La Poste veut empêcher une nouvelle expertise
Lorsqu’ils prennent connaissance de ce rapport, les représentants du personnel au sein du CHSCT adoptent, le 15 novembre 2012, une résolution demandant une nouvelle expertise, qui devra porter cette fois sur l’ensemble du centre financier, et non plus sur le seul service où travaillait la postière qui a mis fin à ses jours en septembre 2011: il s’agit de vérifier si les problématiques identifiées au sein de ce service ne se retrouveraient pas ailleurs dans l’établissement.
Mais leur direction, qui estime que «seul le constat d’un risque grave» - inexistant selon elle - pourrait justifier une nouvelle enquête externe, saisit la justice, à la fin de faire constater que cette résolution est «mal fondée et irrégulière ainsi qu’abusive».
En clair: La Poste veut empêcher la conduite d’une nouvelle expertise – au motif que les représentants qui la demandent n’ont pas rapporté la preuve d’un «risque grave» auquel seraient exposés les salariés du centre financier de Paris. Et dans un premier temps: elle obtient gain de cause auprès du tribunal de grande instance de Paris, qui juge dans une ordonnance de référé datée du 26 mars 2013, que: «Les multiples réorganisations intervenues au sein des différents services de La Poste (…) ne peuvent en tant que telles caractériser l'existence d'un risque grave» (2).
Mais il y a quelques semaines, les magistrats la cour d’appel de Paris, où le CHSCT a ensuite porté l’affaire, ont estimé, eux, que: «Le risque grave est un danger éventuel plus ou moins prévisible et ne saurait être confondu avec une situation dangereuse acquise.» Dans un arrêt rendu le 25 novembre dernier, ces juges écrivent que le suicide de Brigitte C. «est intervenu» dans un «contexte» qui «génère non seulement de l’anxiété, mais aussi la mise à mal de la conscience professionnelle des agents, une surcharge de travail», et «l’agressivité de la clientèle».
Au vu de l’ensemble des pièces et témoignages qui ont été portés à sa connaissance, la cour d’appel a donc considéré qu’il «existait bien, au sein du centre financier de Paris, une situation de stress au travail parfaitement identifiée» - et que rien ne s’opposait «à l’expertise sollicitée» par le CHSCT, qui a «suffisamment» démontré « l’existence d’un risque psycho-social grave» dans cet établissement. L’ordonnance de référé de mars 2013 a donc été infirmée, et les experts d’Isast ont repris leur enquête: la semaine dernière, ils ont adressé aux 1.100 agents du centre - qui ont un mois pour répondre – un questionnaire portant sur leurs conditions de travail.
(1) Cette chronologie reprend des éléments déjà relevés par Bakchich dans un article publié par Bakchich le 30 octobre dernier.
(2) Source: Poste stressante. Une entreprise en souffrance, Seuil, 2013.
(3) «Même s'il est évident, comme le constate le rapport établi par Isast au terme de la première phase de ses investigations, qu'elles “modifient le rapport que les agents ont précédemment construit avec le travail“, et qu'elles sont génératrices de beaucoup d'inquiétude et de stress ainsi que d'un sentiment d'insécurité.»