Mardi, 15 Mars 2011 09:06
Quand France 2 décide de consacrer un « dossier » de son journal de 20 heures à La Poste suite aux suicides et aux dépressions qui s’y multiplient, on se dit que les effets néfastes du « management » sur la santé mentale des salariés vont enfin être largement divulgués. C’est en tout cas ce que l’on aurait pu croire ce mardi 1 mars lorsque David Pujadas annonça, en ouverture de son JT, un dossier spécial consacré au « malaise à La Poste » et aux « pressions exercées sur les salariés ». Il alla même jusqu’à évoquer, citant une analyse syndicale, un possible « syndrome France Télécom ». Mais ce fut aussitôt pour relativiser la portée de cette analyse en posant cette question, sous-couvert d’objectivité censée honorer tout journaliste digne de ce nom :
« Ils évoquent [les syndicats] les dépressions, les suicides. Qui dit vrai ? [sic] C’est l’enquête de cette édition, elle est signée Romain Boutilly et Florian Le Moal ».
Le documentaire de France 2 commence par suivre une postière dans sa tournée de lettres. Celle-ci fait état de nouvelles contraintes commerciales qui entrent en contradiction avec son souci de satisfaire l’usager désormais appelé « client » :
« On nous demande de vendre des timbres, des prêt-à-poster. Bon, je le fais si les gens me le demandent, ça m’arrive rarement. Mais eux, ils nous ont enlevé le temps pour parler aux gens et ils nous ont demandé de vendre à la place ».
On sait maintenant que ces conflits de valeurs liés aux métiers sont à l’origine d’un malaise profond qui traverse actuellement l’ensemble du monde du travail. Cela dépasse de beaucoup les seuls secteurs d’activité de La Poste et de France Télécom. Les enquêtes déjà menées sur les suicides à Renault, la Caisse d’Epargne, France Télécom, Pôle emploi, et bientôt peut être à La Poste (sans compter les autres établissements publics ou privés où le phénomène est encore étouffé), montrent qu’ils ont tous à voir avec l’obligation faite aux salariés d’avoir dû en rabattre sur leur valeur de métier au nom de la concurrence ou de la rentabilité. Par ailleurs, les suicides ne constituent que la partie émergée de l’iceberg : les dépressions, les troubles musculo-squelettiques (les TMS, première maladie professionnelle en France), l’absentéisme, l’augmentation des accidents du travail, etc, sont autant de manifestations d’une souffrance aujourd’hui largement répandue à cause des nouvelles formes d’organisation du travail. Et ces enquêtes ont permis de confirmer que ceux qui craquent sont ceux qui sont le plus investis dans leur travail.
Mais, dans notre reportage, cette dimension du problème a été soigneusement recadrée dans un but plus consensuel qui sied bien aux attentes de la grand-messe vespérale. Pas question ici de donner dans une forme renouvelée de lutte des classes conçue sous l’angle de la dégradation généralisée de la santé au travail.
Ainsi, pour nous en tenir à notre exemple de conflits de valeurs, deux dispositifs journalistiques ont permis de réduire la portée de l’argumentation avancée par la postière.
Le premier dispositif tient dans un bandeau sur lequel figure, en grosses lettres noires sur fond blanc, cette inscription : « DOSSIER : POSTIERS, ATTENTION FRAGILES ». Ce bandeau fait son apparition sur l’écran au bout de la onzième seconde et accompagnera tout le reste du reportage. Il tend à annihiler tout esprit critique du téléspectateur qui en viendrait à penser que le malaise des postiers a quelques traits communs avec ce qu’il vit dans son propre travail. Toute argumentation qui pourrait suggérer le caractère général du « malaise » des postiers est d’emblée minorée par ce message subliminal : « Ne vous en faites pas ! Cela ne concerne que des « POSTIERS FRAGILES ». Vous savez bien, ces fonctionnaires qui sont tout de suite dépassés dès qu’on leur demande de travailler un peu ». Exit, donc, l’argument des autres secteurs d’activité où se manifeste le même « malaise ». Exit aussi l’idée des méfaits du néo-management, puisque le malaise est le fait de personnes « fragiles ». Comme quoi il existe bien des liens profonds entre le déni des organisations du travail pathogènes tel que véhiculé dans cet exemple par le discours médiatique, et celui que l’on connaît bien dans les entreprises, défendu par les employeurs.
Le deuxième dispositif tient dans le commentaire qui accompagne le reportage. Lui aussi, à sa façon, tend à orienter la pensée du téléspectateur vers les arcanes du prêt-à-penser dominant. Avant que la postière ne fasse part des contraintes commerciales qui entrent en contradiction avec les valeurs de son métier, la voix qui commente le reportage ne manque pas de rappeler que :
« Avec l’ouverture à la concurrence il faut être plus performant. Une évolution qu’elle juge nécessaire comme la plupart de ses collègues, mais elle dit ne plus reconnaître son métier. »
Ainsi sommes-nous conduits par anticipation à relativiser ce que va dire la postière. Si « elle dit ne plus reconnaître son métier », à quoi bon s’en émouvoir puisque les évolutions sont jugées « nécessaires » ? La critique de la logique économique portée par la postière, se voit ainsi absous par avance sur l’autel du sacro-saint « réalisme économique » lié à une « concurrence » pourtant jugée par beaucoup artificielle et discutable.
Le commentaire reprend ainsi à son compte la mécanique bien huilée du cynisme économique qui veut faire croire que l’économie est une fin en soi, feignant d’oublier qu’elle relève toujours de décisions politiques par nature discutables et contestables. A supposer que la postière et que « la plupart de ses collègues » estiment réellement « nécessaire » l’évolution qu’ils dénoncent ou qui les rend malades, cela ne vient-il pas d’une propagande médiatique dont ce commentaire est un exemple flagrant ? On retrouve là toute la rhétorique du consentement aux affres du néolibéralisme savamment distillée depuis la fin des années 1980 : « Nous devons nous adapter aux mutations inéluctables et nécessaires de notre société de progrès ». La messe est dite ! Mais l’indépendance du JT de 20 heures prend à nouveau un sacré coup de vieux.
L 'observatoire publie cette contribution de l'un de ses membres pour ouvrir le débat sur le traitement de la souffrance au travail par les médias.
(source : observatoiredustressft.org)